" Exubérance et entertainment ou Novembre toute l’année ? "
Marquages des ombres portées à la bombe, mosaïques à chaque coin de rue ou encore chats jaunes inscrits dans les hauteurs de l’architecture, sans oublier les graffitis et les tags qui « pourrissent » (sic) les rames SNCF et autres bâtiments publics, il semble bien que l’art urbain s’immisce chaque jour un peu plus dans notre quotidien. Son esthétique brouillonne s’accole très bien au crasseux de la ville, à ses ordures et ses odeurs fétides, à cette ville qui, dans nombre de ses recoins, affiche les symptômes de notre hyperconsommation - des symptômes bien malheureux que les grandes mégalopoles et les beaux quartiers n’arrivent plus à dissimuler.
Henry David Thoreau nous prévenait déjà : « La grandeur de Thèbes fut une grandeur vulgaire »1. Ce dernier, aussi habilement que sévèrement, nous mettait en face de certains aspects de la vanité humaine qui n’ont cessé depuis de croître. Véritable chape de pollution, victoire avérée de l’individu sur le collectif, nous ne pouvons que constater le diagnostic implacable qui ternit chacun d’entre nous dans sa vie quotidienne. L’artiste, dans sa quête, semble lui aussi tel un chien marquant son territoire, avide de cet individualisme systématique. Il s’agit pour lui d’imposer son existence à la face des autres, d’opérer un art autoritaire qui procède d’une accumulation en résonance directe avec l’amoncellement de marchandises futiles que les publicités invasives tentent de nous infliger. A contrario, on pourrait évoquer la polémique initiée par Jean Baudrillard selon laquelle l’art contemporain procèderait de la nullité2 sauf Warhol, le ready-made et… le graffiti. Est-ce à croire que ces exemples proposent une rupture paradigmatique au sens d’un changement des règles ? C’est possible. Cela dit, ces accumulations de signatures, que sont les graffitis, fonctionnent sur une économie tout aussi aliénante, et nous pouvons être surpris que cette pratique – où la question de l’autoritarisme se pose – soit si souvent défendue comme une activité libertaire. De plus, qui ne rêve dans cet entassement de signes, d’une nouvelle page blanche, d’une dynamique du « moins » ? Pourquoi ne pas opérer par retrait, par soustraction ? Comment souscrire à une décroissance ? Ne sommes-nous pas dans un cercle vicieux où il faut toujours plus de spectacle, plus de subversif, plus de moyens ? Et Warhol n’est-il pas le révélateur de cette courbe exponentielle ?
On pourrait évoquer aussi le cercle vicieux des transports individuels et des conséquences écologiques qui en émanent. Je pense ici à André Gorz qui nous explique que « la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendue puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée, au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut d’avantage de bagnoles, encore plus rapides, pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles. »3
À ces réflexions implacables s’ajoute encore la paralysie et l’inertie collective.
Rien ne semble plus pouvoir nous sortir de notre aveuglement. Cette évidence est peut-être même tellement manifeste qu’elle en est devenue invisible. L’individu conscient se sentant désœuvré, en vient, de fait lui aussi, à participer à cette logique du départ salvateur. Éloge de la fuite : « la ville est trop irrespirable pour qu’on y soit vraiment bien. Les gens qui la peuplent ne parviennent plus à lui inoculer l’énergie d’un certain bonheur de vivre, ni même le plaisir d’un certain art de vivre. Tout est irrémédiablement plombé et si partir ne change finalement rien, on se dit que ça permet au moins de s’extraire un instant, un moment, un laps de temps plus ou moins long qui nous soulage de ce constat. »4 Un instant, un instant seulement… Peut-être que l’inertie collective nous réduit à cette stratégie de l’évitement. Mais à quoi bon les constructions idéologiques si elles ne se traduisent pas en actes ? Chacun a besoin d’accalmies mais faut-il renoncer pour autant à une certaine responsabilité collective. Et l’artiste dans tout cela ? N’est-il qu’un pantin qui raconte ou s’insère-t-il dans une effectivité ?
On dit souvent que le vrai philosophe est celui qui agit et non celui qui parle, et ce même si il existe une dimension performative dans l’acte de parole. Alors, sans dire que laver des portions d’architectures urbaines, comme le fait John Cornu, relève d’une haute conscience citoyenne, il semble tout de même possible d’avancer que sa démarche soulève des enjeux collectifs.
On y retrouve en effet volonté de révéler par le « moins » et de tresser une visée contestataire avec une visée poétique, et ce sans en être dupe. Ainsi et même humblement, l’artiste ne se retrouve pas coupé de certaines formes du politique. Dire par le « moins » devient une prise de position face à l’hystérie de l’accumulation. En effet, pourquoi ne pas prôner l’éloge du «déceptif» à l’instar de certaines pièces de Claude Lévêque ? Ou encore, pourquoi ne pas réhabiliter l’adage minimaliste «less is more», comme pour proposer une fois de plus un contre-courant ?
Est-ce là notre alternative : l’orthodoxie du clinquant à l’image de Jeff Koons et de Damien Hirst ?, la sagesse impertinente d’un Claude Rutault ?, ou le silence apparent de Robert Ryman?
Exubérance et entertainment ou Novembre toute l’année?
Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, juillet 2009
1 Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois, traduit de l’américain par Louis Fabulet Paris, Gallimard, 2008, p. 58.
2 Jean Baudrillard, Le Complot de l’art suivi de Illusion et désillusion esthétiques, avec un avant-propos de Sylvère Lotringer, Paris, Sens & Tonka, 2005, p. 87.
3 André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 81.
4 Caroline Hoctan, « Quelque part sur place » dans la rubrique L’Écriture sans qualités, www.d-fiction.com, 2008
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