lundi 22 mars 2010

Julien Prévieux. La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

(fig.1) La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

Livres et matériaux divers, 1200 x 187 x 45 cm.

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


En cette fin de décennie introductive au nouveau millénaire, le progrès technologique et la croissance, leur incessante marche vers le haut, font l’objet de nombreux débats. La duperie engendrée par la machine productive d’une technologie soit disant toujours plus avancée, tend aujourd’hui à s’estomper et pourrait bientôt ne plus faire recette. Il est en effet de bon ton de se demander jusqu’où l’appareil économique et social pourra ainsi leurrer les individus, quand le capitalisme n’a de cesse de dévoiler ses failles dans des temporalités toujours de plus en plus rapprochées. Dans cette société consumériste voulant pour des raisons bien connues nous convaincre que le récent, l’inédit vaut toujours plus et mieux que l’ancien, Julien Prévieux nous donne les moyens de reconsidérer cette rhétorique et d’en percevoir les artifices.

A l’occasion de « La Force de l’art 02 », l’artiste proposait La totalité des propositions vraies (avant), de 2008-2009, une installation consistant en une bibliothèque circulaire élevée sur huit pieds et trois diagrammes installés sur les murs cloisonnant l’espace (fig.1). La bibliothèque se présente comme une banque d’accueil giratoire que l’on peut parfois trouver dans les halls d’immeubles d’entreprise ou de centres publics tel que celle de la Cité des Sciences et de l’industrie à Paris par exemple. Elle évoque également le design des tables amovibles servant de comptoir d’informations dans les lieux publics. Composée de compartiments emplis de livres, elle permet également, grâce à un reposoir épousant sa forme, de consulter ses ouvrages sur place. Le spectateur, pénétrant dans l’espace, se voit donc naturellement invité à la lecture. Ce format d’exposition n’est pas sans rappeler Le Club ouvrier présenté par Alexander Rodtchenko dans le Pavillon russe de l’Exposition Internationale des Arts et Métiers de Paris en 1925 (fig.2). Présenté sous forme de salle de lecture avec chaises, tables et reposoirs, cet espace avait pour dessein de sensibiliser la classe ouvrière à la connaissance et à la culture. Le public pouvait entrer, s’installer et lire. Mais si Rodtchenko croyait réellement en une possible éducation du peuple par le truchement d’un Art pour tous, la bibliothèque de Prévieux ne prétend pas égaler une telle ambition. Les livres qu’elle contient étaient voués au pilon avant d’être récupérés par l’artiste dans des bibliothèques publiques ou privées. Intitulés Le nouveau petit Larousse illustré (1959), Windows 95 pour les nuls (1999), U.R.S.S., Le pays où le soleil ne se couche pas (1971) ou La guerre secrète moderne (1984), ces ouvrages recèlent des thèses n’ayant pas survécu au passage inexorable du temps.


(fig.2) Alexander Rodtchenko, Le Club ouvrier, 1925.

Vue d’ensemble de l’aménagement du Pavillon russe

lors de l’Exposition Internationale des Arts et Métiers, Paris.


Le reposoir incite spontanément à lire sur place. Après avoir consulté un livre, le lecteur peut se diriger vers un autre, le sortir de son rayon, le lire, le ranger ou le laisser ouvert, et cela dans un mouvement circulaire, commandé pour ainsi dire par la forme de la bibliothèque. Il tourne autour, revenant ainsi sur ses pas, mais ne pénètre jamais à l’intérieur du cercle puisqu’aucun accès ne le permet. De retour au début, il peut continuer ses lectures en piochant d’autres livres et s’engager dans un nouveau tour.


Au fur et à mesure de ses lectures, le spectateur prend rapidement conscience du caractère périmé et obsolète de ces publications. Le lecteur de 2009 ou 2010 ne tarde effectivement pas à comprendre que des livres intitulés Windows 95 pour les nuls ou Vie pratique en minitel sont d’une présence douteuse à l’heure d’internet et du wi-fi. L’individu du XXIème siècle se trouve plongé dans des temporalités passées ayant pour origine les contenus obsolètes des publications, sans toutefois quitter sa propre temporalité qui est celle du temps et du lieu d’exposition. Il semble donc qu’en introduisant différentes temporalités au sein de la durée de l’exposition et qu’en procédant à une délocalisation périodique du savoir et de la connaissance, Julien Prévieux nous tende un piège et veuille nous convaincre, par des effets d’attraction (la présence de livres ouverts stimulant la curiosité) et de surprise (la disposition de ces livres dans un meuble et un environnement contemporains), de la validité de ces savoirs à notre époque. L’artiste ne cherche pourtant pas à nous égarer de la vérité, en attestent les manuels aux graphismes démodés, aux reliures passées, aux odeurs de renfermé et aux titres surannés agissant comme autant d’indices temporels n’admettant pas l’équivoque.


Malgré une rapide compréhension de l’obsolescence des savoirs contenus dans ces livres, il demeure difficile de ne pas glisser dans les couloirs du temps, glissements justement provoqués par ces mêmes graphismes, titres, typographies et théories qui pouvaient servir plus haut de « garde-fous » temporels. Toutes ces doctrines, commentaires, analyses et méthodes de diverses origines viennent ici s’agglomérer pour ne former qu’une seule époque, ne pouvant exister sur l’axe chronologique (car composé de multiples temporalités), à savoir une uchronie dans laquelle le spectateur se trouve projeté. Par ces moyens, Prévieux parvient à stopper le spectateur dans sa course linéaire et le coince dans cette uchronie, matérialisée par la forme circulaire de la bibliothèque. Cette configuration, entraînant le spectateur à tourner indéfiniment autour des compartiments de livres, s’oppose à la ligne droite, continue, qui est celle de la chronologie occidentale. Cet axe chronologique linéaire symbolise la course ininterrompue du progrès et la libération du savoir, pouvant se renouveler continuellement tout en excluant les restes. Prévieux à l’inverse bloque le savoir dans une temporalité circulaire dans laquelle le spectateur se trouve lié. L’inertie provoquée lui permet alors de prendre le temps de méditer sur la somme de ces savoirs désuets et de s’interroger sur la pertinence de ses propres connaissances.


Entraîné dans ce cycle temporel actif dans le présent, le spectateur est amené à s’interroger sur la valeur (technologique et cognitive) de sa propre temporalité. En effet, si les ouvrages soumis à son jugement sont présentement dépassés et obsolètes, doit-il en conclure que le savoir et les connaissances actuelles seront à leur tour périmés dans le futur ? Comment dès lors peut-il s’y fier ? Faut-il considérer les thèses et les théories actuelles, sensées être scientifiquement prouvées, et en lesquelles il est pourtant permis d’avoir confiance, comme mensongères et ineptes ? Guy Debord dénonçait la rhétorique publicitaire visant à affirmer qu’un produit nouveau vaut toujours mieux que le précédent et constatait que « chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent (1)». Au même titre que les produits de consommation ou la technique de pointe, Prévieux nous rappelle les limites du savoir qui, d’une période à l’autre, se trouve renouvelé par de nouvelles découvertes et de nouvelles théories. Il démontre que « ce qui a affirmé avec la plus parfaite impudence sa propre excellence définitive change pourtant […] et c’est le système seul qui doit continuer (2)».


Les grands diagrammes plaqués aux murs (fig.3), toiles de fond indissociables de la bibliothèque, semblent représenter des systèmes de réseaux. Conçu au moyen de « datamining » (outil permettant d’analyser les bases de données), ces schémas transforment les thèmes des ouvrages contenus dans la bibliothèque en des rapports de cause à effet incohérents, mais qui auraient valeur d’oracle dans cette uchronie. L’irrationalité de ces diagrammes abscons finissent par exaspérer le spectateur qui ne peut que difficilement accepter ces absurdités comme allant de soit. Pourtant ces réseaux complexes ne sont pas si éloignés des structures de fonctionnement de nos outils quotidiens tels que les réseaux de transport ou internet. Cette hystérie visuelle formée par les réseaux des diagrammes vient ainsi compléter la force symbolique de la bibliothèque qui, malgré sa présence, ne permet pas de saisir visuellement ce constat de déficience cognitive qui lui est sous-jacent.



(fig.3) La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

Exemple de diagramme (1/3)

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


En proposant La totalité des propositions vraies (avant), Julien Prévieux opère d’une nouvelle manière sans toutefois s’écarter de sa démarche qu’Elie During qualifie de « contre-emploi (3)». Ici les livres ne servent pas à apprendre mais à mesurer les limites de cet apprentissage. En créant une temporalité uchronique, Prévieux agit effectivement à contre-emploi puisqu’il ne permet pas de progresser : il se contente d’ajuster un temps d’arrêt qui a pour conséquences un questionnement et une réflexion, dans une société où toute sorte de pause est synonyme de contre-productivité. Cette manière d’opérer n’est d’ailleurs pas étrangère à celle de Glissement, pièce réalisée en 2004 (fig.4). Glissement présente une glissière de sécurité métallique comme l’on en trouve sur les bords des routes du monde entier depuis les années 1950. Mais contrairement aux glissières de nos autoroutes, Glissement n’est pas un rail continu : il s’agit d’un rail circulaire, agissant dans l’espace tel un obstacle à la circulation du visiteur au lieu de l’encadrer dans ses déplacements. A l’instar de La totalité des propositions vraies (avant), Prévieux entraîne le spectateur dans un mouvement rotatif et non linéaire, lui permettant une perception active tout en admettant un temps d’arrêt, nécessaire à toute réflexion.



(fig.4) Julien Prévieux, Glissement, 2004.

Métal galvanisé, diamètre 350 cm.

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


Au fond, tout porte à croire que Julien Prévieux assigne à La totalité des propositions vraies (avant) la même fonction qu’Andreï Tarkovski semble donner à la bibliothèque de la station orbitale dans Solaris en 1972 (fig.5). Inscrivant ce temple du savoir dans une salle en forme de rotonde, le réalisateur présente cette bibliothèque comme le symbole de la connaissance humaine au milieu de l’immensité infinie de l’espace. Cette connaissance humaine, matérialisée par les livres, les bustes de philosophes grecs et autres œuvres d’art canoniques, demeure malgré tout précaire face à l’espace et ses mystères, mais également face aux problèmes existentiels des êtres humains. Et le progrès technologique, pourtant ubiquiste au sein de la station, n’y a cure. Tarkovski illustre donc ses propos par la salle circulaire de la bibliothèque, dans laquelle les personnages tournent en rond, égarés dans un savoir qu’il leur est inutile, par des livres empilés nonchalamment, signe de leur inanité et par des posters ballants : un désordre symptomatique de la relativité du savoir et de la science.


La totalité des propositions vraies (avant), en activant une suspension temporelle efficace et méditative, nous remémore que le savoir est avant tout limité à des périodes. Julien Prévieux souligne ainsi, qu’à l’instar de la technique, la connaissance est soumise tôt ou tard à une péremption sans appel, et que le savoir contemporain d’une société est voué à long terme au même déclin et à la même décrépitude que la technologie.





(fig.5) Andreï Tarkovski, extraits de Solaris, 1972.


Benoît Lamy de La Chapelle

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(1) DEBORD Guy, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.65.

(2) DEBORD Guy, Op. cit., p.64.

(3) DURING Elie, « Contre-enplois » dans Gestion des stocks, Julien Prévieux, Lyon, Edition Adera, 2009, p.10.





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