PAR DEFAUT.
Autodidacte, habitant loin de la capitale et des courants artistiques émergeants dans les années 1980, Hubert Duprat est un artiste « curieux » au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire soucieux de voir et de savoir. Passionné de littérature, d’archéologie, de philosophie et plus encore d’Histoire naturelle, il est un adepte des rapprochements, des recoupements inédits. Son fantasme de « totalité »[1] est d’ailleurs à l’origine d’une merveilleuse spéculation : celle d’utiliser et d’éduquer du vivant – des larves aquatiques de Phryganes - pour confectionner d’étranges produits.
A la fin des années 1970, il a l’idée de récolter dans les ruisseaux des Cévennes des larves aquatiques de Phrygane[2], une espèce de Trichoptères quasi inusitée dans les arts plastiques[3], reconnue pour être dotée d’une capacité constructive exceptionnelle. Les Phryganes endossent en effet, toute leur vie larvaire durant, des fourreaux mobiles et composites, essentiels à leur survie ainsi qu’à leur métamorphose, fabriqués à l’aide d’accessoires extérieurs présents dans leur milieu de vie (brindilles, feuilles, graviers, grains de sable, sédiments, coquilles de planorbes et autres escargots aquatiques).
Dénudées de ces derniers, les larves intègrent le dispositif expérimental de l’artiste (un aquarium avec une eau oxygénée et brassée, maintenue à 4-5°C de sorte à récréer les conditions d’un hiver artificiel et de retarder la nymphose) et se retrouvent contraintes, pour (sur)vivre, de se bâtir de nouveaux étuis à l’aide des matériaux aurifères mis à leur disposition (paillettes et pépites d’or à l’état natif, fils et tubes d’or, paillettes industrielles dont certaines furent préalablement poinçonnées sur les deux faces au nom de l’artiste de façon à ce que certains des étuis nouvellement élaborés portent sa signature) ainsi que de perles et de pierreries (diamants, émeraudes, rubis, saphirs, pierres semi-précieuses taillées en cabochon ou à facettes – turquoises, opales ou encore lapis-lazulis).
Dans la pénombre de son atelier, l’artiste observe les « charpentières » se remettre au travail et bâtir ses oeuvres. Les édifices s’érigent : des pièces sont fixées en long, d’autres en travers, d’autres obliquement, des angles rentrent, des angles sortent, le gros se mélange au menu. Instinctivement, les larves bricolent, elles ajoutent, elles retranchent, elles essaient d’ajuster, d’enchâsser, d’assembler, d’imbriquer en écailles et tant bien que mal les matériaux entre eux. Dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss propose d’ailleurs de définir l’idée de bricolage tel un processus ou une activité de production qui consiste à choisir certains éléments dans un ensemble de matériaux déjà disponibles pour les réorganiser dans un nouvel ensemble, en s’arrangeant avec les « moyens du bord », c’est-à-dire avec un nombre « à chaque instant fini d’outils et de matériaux »[4].
A contrario cependant de l’homme en général et des artistes en particulier, ces ouvrières n’usent d’aucun instrument extérieur pour construire leurs abris. Elles les élaborent du dedans. Elles soudent chaque pièce de l’intérieur. Rien de leur minutieux travail de collage ne transparaît à l’extérieur. Le joint soyeux d’entre paillettes reste invisible. La forme allongée des étuis suit exactement celles de leur corps car comme le suggère Jules Michelet à propos de l’oiseau et de son nid : la maison est ici « construite par le corps, pour le corps, prenant sa forme par l’intérieur […] dans une intimité qui travaille physiquement. »[5]
Comme le remarque, de plus, Paul Valéry à propos d’une toute « petite coquille » dans Les merveilles de la mer. Les coquillages, un tel ouvrage ciselé par la main d’un artiste ne pourrait être obtenu que de l’extérieur, et non de l’intérieur (défaut de capacité), « en une série d’actes énumérables qui portent le signe d’une beauté retouchée ».
Or, ce qui importe pour cet artiste n’est pas de créer une série d’artéfacts mimétiques ou simulationnistes mais d’initier et d’orchestrer un contexte inédit de production dans lequel le « faire » est délégué aux meilleures ouvrières qui soient –des ouvrières choisies en raison de leur capacité à reconstruire leurs étuis.
Ainsi malgré leurs apparences « sur-manufacturées », les microsculptures obtenues sont des œuvres acheiropoïètes « déjà-toutes-pensées ».
Le grand art de Duprat est, en effet, d’avoir su anticiper le travail de ces larves pour servir ces desseins d’artiste.
Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, Décembre 2OO6.
[1] « J’ai un fantasme de totalité et de densité maximum [dit-il]. Le désir d’un travail encyclopédique de recouper les champs ».
Hubert Duprat, « Entretien avec Eric Audinet », in Magazine n°2, Bordeaux, Février 1986.
[2] H. Duprat récolte des larves de Trichoptère appartenant aux familles les plus grosses possibles telles les Limnephilidae, les Leptoceridae, les Sericostomatidae ou encore les Ontodoceridae, avec une préférence pour les genres Limnephilidae Potamophylax et Allogamus.
[3] À la connaissance de l’artiste, un seul autre monument mentionne en effet cet insecte. Réalisée en 1976, par l’artiste Britannique, Ian Hamilton Finlay (né en 1925, à Nassau, Bahamas), sur le bord d'un étang de Stonypath au sein de sa « Little Sparta », l’oeuvre s’intitule Caddis Shell / Goddess Shell. Elle est une petite fontaine d’inspiration néoclassique en forme de coquille St Jacques (symbole de la fécondité propre aux eaux) portant l’inscription « Caddis Shell / Goddess Shell ». Comme nous l’avons mentionné, le Trichoptère est un insecte qui a pour particularité de s’enfermer dans un fourreau protecteur afin d’accomplir sa nymphose et de renaître papillon. Ceci explique pourquoi I. H. Finlay se plaît à l’identifier à la Déesse Aphrodite, sortie, comme le dit la légende, d’une coquille.
[4] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Coll. Agora, Ed. Plon, 2004, p. 31.
[5] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace -Texte-, Paris, Ed. PUF/Quadrige, 2001, pp. 100-101.
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