vendredi 30 mai 2008












Mohamed Bourouissa - De vraies fictions
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« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »
Guy Debord, La société du spectacle.
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Les images de Mohamed Bourouissa recèlent différents niveaux de lectures ; elles procèdent d’une sédimentation d’intentions et de sens. Empreintes d’une lisibilité directe, toutes proposent des agencements de figures stéréotypées et donc rapidement identifiables pour ne pas dire catégorisables. Véritablement contemporaines, elles manient l’ambiguïté entre une apparente simplicité et une orchestration chargée de finesses, de nuances et surtout de parti pris. Depuis plusieurs années maintenant, l’artiste déconstruit et donne à voir le « way of life » des jeunes des quartiers de La Courneuve, de Pantin, de Clichy Montfermeil, d’Argenteuil et récemment de Toulouse (attitudes, codes vestimentaires et autres marques identitaires). « Peintre de la vie moderne »
[1], proche du réalisme de Larry Clark ou de Nan Goldin, sensible à l’esthétique d’un Jeff Wall ou d’un Lorca Di Corcia, et nourri de références picturales plus anciennes (Delacroix, Géricault, Poussin, Caravage), Mohamed Bourouissa a choisit de faire entrer dans le champ de l’art ceux dont il se sent le plus proche et qui, bien souvent, ne sont présentés qu’à la Une d’une actualité aussi triste que spectaculaire.
En 2002, découvrant le travail de Jamel Shabazz sur la culture Hip Hop dans le New York des années 80, il entame une première série de portraits : les Poseurs de Châtelet les Halles (Paris, 2002-2003). Il s’en suit une autre série, réalisée en studio sur fond blanc, proposant, quant à elle, une décontextualisation de ces mêmes personnages (Face to face, 2004-2005). Prémices de sa série intitulée « Périphérique », toutes relèvent déjà d’une confrontation des regards : celle de l’artiste avec ses modèles au moment de la prise de vue.
Avec une conscience foucaldienne, Mohamed Bourouissa cherche aujourd’hui à rendre manifeste, au sein même de ses images, les indices d’une tension où, plus exactement, d’une déflagration imminente. Pour cela, il a ressorti ses sujets du studio pour les recontextualiser au sein de la cité dans de « faux instantanés » d’une authenticité presque documentaire. Introduisant un décalage infime entre une réalité et un espace fictionnel, l’artiste élabore des compositions ambiguës qui se jouent de nos croyances et de nos certitudes. Pareilles à des prises de vue cinématographiques, celles-ci requièrent des protocoles photographiques précis (repérages, dessins préparatoires, distribution des rôles, éclairages, etc.) et s’appuient, en fonction de la thématique et du décor choisi, sur des chefs d’œuvres historiques : tableaux, dessins, gravures de maîtres anciens. Arrêts sur images, segments figés d’une trame narrative plus vaste, ces photographies résultent d’une série d’arrangements qui tendent à exprimer des rapports de forces et de pouvoirs. Il est question – pour reprendre les termes de l’artiste – de construire une « géométrie émotionnelle » dont la structure nous raconte un scénario aussi bien psychologique que sociologique. Dans La rencontre, La république ou encore Le téléphone, les corps se dressent, se jaugent, se courbent, se tassent, s’inclinent, au sein d’une architecture où se mêle aussi bien la convenance, la défiance que l’esquive. Tels des points d’équilibre fragiles, ces fresques, d’une beauté formelle assumée, nous apparaissent comme autant d’invitations à “l’équivocité”, à la multiplicité des possibles.
D’autres images plus poétiques proposent des individus fantomatiques comme vidés de leur singularité au profit d’une figure davantage générique. Il s’agit de décliner une dramaturgie de l’individu face à sa propre destinée. Le cercle imaginaire fonctionne ainsi telle une allégorie existentielle : le groupe n’est plus rassemblé autour du feu, mais c’est l’individu esseulé qui se retrouve cerné par le dispositif incendiaire.
Au regard de toutes ces images, il semble donc difficile de contester la portée sociologique des compositions de l’artiste. Et ce n’est pas ses clichés récents de téléviseurs éventrés qui viendront contredire ce propos. Presque déceptifs, ces derniers enrayent subtilement l’obésité communicationnelle de nos postes télé. « On peut et on doit lutter contre l’audimat au nom de la démocratie »
[2] nous disait Pierre Bourdieu dans son essai Sur la télévision. Au sein de ce dernier, l’auteur s’attachait à expliquer cette fabrique du sensationnel et du spectaculaire. « La télévision appelle à la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un évènement et en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique, tragique. Pour les banlieues, ce qui intéressera ce sont les émeutes. C’est déjà un grand mot… »[3]. Aux grands mots les grands moyens ! Sans littéralité, ni épanchements pathologiques, les appareils sont ainsi évidés de leur substance pour se remplir d’un sens nouveau, d’une conscience renversée …

Emma-Charlotte Gobry-Laurencin / John Cornu / Février 2008
[1] Cf. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », in Curiosités esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 1962.
[2] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raison d’agir, 1996, p. 77.
[3] Ibidem, p. 18-19.

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