dimanche 20 juin 2010



ASS TO MOUTH D’OSCAR TUAZON OU COMMENT PERTURBER TOUT EN S’ADAPTANT.


En pénétrant dans la galerie Balice-Hertling en septembre 2009, le visiteur se voyait littéralement confronté au vide, phénomène étrange lorsque l’on s’attend à entrevoir des configurations matérielles formant le corps d’une exposition. Pourtant, rien a priori ne permet d’affirmer au seuil de la galerie, qu’une quelconque œuvre se trouve exposée. La galerie étant normalement ouverte, le visiteur perspicace entre malgré tout, et prend progressivement conscience de la présence de Ass to Mouth (2009) (fig.1 et 2), une sculpture d’Oscar Tuazon, proposée à l’occasion de son exposition personnelle.


(fig.1 et 2) Ass to Mouth, 2009, métal, béton, plastique, scotch, plexiglas, eau.

600 x 200 x 45 cm et 450 x 380 cm.

Courtesy galerie Balice-Hertling, Paris.


La sculpture se présente au fond de la galerie, dans un périmètre rectangulaire environné des parois blanches des murs et éclairée par des néons ordinaires. Deux parties indépendantes l’une de l’autre la composent : fixée au sol, se trouve une chape de béton rectangulaire de faible hauteur et de couleur gris clair. Au plafond, une structure métallique est suspendue au dessus de la chape. Elle se compose d’un cadre sur lequel est tendue une bâche de plastic transparent retenant de l’eau. Cette structure ne recouvre pas totalement la chape : suspendue perpendiculairement à elle, elle ne la domine qu’en partie. Les deux parties forment donc un angle droit partant du sol et se terminant au plafond. La chape de béton est fixée de telle manière qu’un passage demeure libre, permettant d’en faire le tour. Mais que cet étroit passage n’empêche pas le visiteur d’investir la chape : ce dernier est effectivement libre de marcher dessus (comme s’appréhenderait une œuvre de Carl André), ainsi que sous la structure métallique rendant ainsi l’expérience physique de l’œuvre totale.

Tout comme beaucoup des œuvres de Tuazon, Ass to Mouth de part ses formes simples et géométriques, les matériaux utilisés et l’importance vouée à la perception de l’œuvre dans l’espace, présente de nombreuses caractéristiques proches de l’art minimal américain des années 60 et 70 et d’une œuvre en particulier, Delineator de Richard Serra (1976) (fig. 3).


(fig.3) Richard Serra, Delineator, 1976, deux plaques d’acier, 3,04 x 7,93 m chacune.

Ace Gallery, Venice, California.


A l’instar de Tuazon, Serra investit l’espace de la galerie Ace à Los Angeles et superpose deux surfaces rectangulaires en acier, l’une au sol, l’autre au plafond. Selon l’artiste, le visiteur, se déplaçant autour, devait sentir la plaque supérieure exercer une force sur le plafond. Cette force devait s’inverser à mesure que le spectateur pénétrait sur la plaque au sol et sous la plaque du plafond, créant un effet de compression et d’écrasement ayant pour origine l’aspect pesant de l’acier. Mais si les préoccupations de Serra étaient avant tout de « révéler la structure, le contenu, et le caractère d’un espace et d’un lieu, en définissant une structure physique à travers les éléments dont il faisait usage [1]», Tuazon, bien qu’attaché aux matériaux et à la perception physique induite par ses œuvres, ne retient du minimalisme et de Serra en l’occurrence, que l’aspect formaliste et la neutralité qui en émanent. Usant de l’esthétique minimaliste comme d’un outil formel, c’est à partir d’autres questionnements et réflexions que prend corps la démarche de l’artiste.

Une des particularités de l’art d’Oscar Tuazon réside dans son aptitude et ses capacités à s’adapter à son environnement, en se servant notamment de matériaux de récupération. Qu’il soit naturel ou urbain, qu’il se situe dans une forêt ou au centre d’une ville occidentale (ou occidentalisée), le milieu dans lequel évolue Tuazon en tant qu’artiste devient la source et la manne de toutes ses interventions. Le milieu, et ce qui est produit par ce milieu. En 2003, Tuazon expose Black Hole (fig.4), une sorte de cabane à même le sol, dont la charpente squelettique est recouverte de papier journaux, scotchés les uns aux autres et peints en noir. Cet habitat précaire conçu à partir de matériaux pauvres et facilement accessibles, défend l’idée d’une capacité architecturale propre à chacun. La récupération et la recherche de déchets en milieu urbain, sont exploitées dans 1 :1 (fig.5), présentée en 2007 à la galerie Standard d’Oslo. Cette sculpture informelle, exaspérante d’inutilité bien qu’elle semble tendre à une fonction particulière, résulte d’un assemblage de planches de mélanine trouvées, de ruban adhésif, de charnière en métal et de visses. Cet inlassable intérêt pour la récupération, à la manière d’un Kurt Schwitters, se voit réitéré en 2007 lorsque l’artiste investit un module au Palais de Tokyo à Paris : « utilisez tout ce qui est là. A chaque instant insistez avec obstination sur l’économie des moyens ; n’utilisez que ce qui est disponible gratuitement[2] ». Cette déclaration, interprétable comme un conseil, agit comme fondement de Where i lived, and what i lived for, installation architecturale composée uniquement de rébus d’expositions passées et actualisant l’espace du module à partir de matériaux abandonnés. Mais elle peut également se comprendre comme la réflexion globale recouvrant la totalité de sa démarche puisque chaque œuvre est une nouvelle manière d’affirmer son profond attachement à ce type de matériaux. Willin, œuvre de 2008 (fig.6), applique ce procédé en milieu naturel cette fois-ci, en présentant un habitat précaire fait de matériaux recyclés et d’éléments naturels trouvés sur place, au milieu d’une forêt en Alaska. Loin de rejeter cette pratique, le traitement de Ass to Mouth trouve néanmoins les moyens de s’adapter différemment à son milieu.


(fig.4) Black Hole, 2003, papiers journaux, scotch et peinture noire.

250 x 900 x 600 cm, édition : 1.

Courtesy Standard (Oslo).


(fig.5) 1:1, 2007, planches de mélanine trouvées, ruban adhesive, charnières en metal et visses.

78 x 320 x 200 cm, édition : 1.

Courtesy Standard (Oslo).


(fig.6) Willin’, 2008, C-print, rear-mounted on Perspex.

20,3 x 25,4 cm.

Courtesy galerie Balice-Hertling, Paris.



Présentée dans une galerie elle-même située dans un contexte fermement urbanisé, la sculpture est faite de métal, de béton, de plastique, de scotch et de plexiglas, matériaux industriels par excellence dont l’omniprésence en ville fait d’eux des éléments de choix pour l’artiste. La chape de béton admet un lien direct avec celles des chantiers du bâtiment (fig.7), ceux-là même qui pullulent en périphérie des grandes villes. Les traces de pas et la poussière de béton, éparpillée par les visiteurs évoluant sur la chape, souillent et donnent à l’espace un aspect de chantier, de zone de travaux contrastant fortement avec l’atmosphère aseptisée de la galerie. La chape est ainsi l’image d’une architecture en devenir, le présupposé de la construction d’un abri. Seule, elle agit tel un symptôme de ce qu’elle promet, la construction d’un bâtiment. En admettant cette idée, la partie supérieure serait une toiture temporaire, faite de métal et de plastique rapidement installés qui couvrirait la chape pour lui permettre de sécher. Une fois sèche, il serait donc possible de poursuivre les travaux et de combler cette zone vide, celle de l’architecture en devenir.



(fig.7) exemple de chape de chantier.


Cette bâche n’est pas sans rappeler en outre la précarité des constructions des SDF en milieu urbain (fig.8) qui se contentent souvent de tendre entre deux montants, des bâches en plastic trouvées ça et là pour se protéger des intempéries. Cette population se doit de trouver des réponses pratiques à la question : qu’est-ce-que met la ville à disposition qui puisse tenir lieu de protection ? Ces habitats alternatifs intéressent Tuazon pour la spontanéité de leur approche et leur caractère marginal. Ces architectes parallèles que peuvent être les SDF, « bâtissent », motivés seulement par un instinct de survie, et non dans une perspective économique et sociale. Il s’agit au fond d’architecture primaire, essentialiste, uniquement orientée vers une pure protection de sois. Et tout comme les SDF se servent de ce qui leur est cédé par leur environnement (déchets, restes), Tuazon encore une fois s’adapte et se sert de matériaux pauvres, issus du système de production et de consommation urbain actuel, afin de protéger de l’humidité sa construction en devenir.



(fig.8) exemples de construction de sans-abris.


S’il est permis de comprendre la composition d’Ass to Mouth comme trouvant ses sources dans un environnement urbain extérieur, il ne faut cependant pas omettre l’environnement de la galerie elle-même car en exposant le vide d’une architecture encore absente, c’est l’espace de la galerie que Tuazon nous donne à voir. En entrant dans la galerie, la première impression du visiteur est celle produite par un lieu vide dans laquelle l’œuvre ne s’impose pas. Et malgré la proximité de l’installation, cette dernière se borne à se fondre dans son environnement de par ses couleurs (le gris de la chape ne contrastant que peu avec la couleur du sol), sa matière (le béton agissant comme un écho à la rugosité du plafond), sa forme rectangulaire (répétant les formes du plafond et du sol de la galerie) ainsi que sa transparence (notamment du plastic et du plexiglas), ne permettant pas à l’installation d’imposer sa présence au lieu. L’adaptation de l’œuvre à son environnement est telle que sa force de persuasion ne se trouve pas dans sa présence mais dans sa translucidité, voir dans sa quasi-absence. Ass to Mouth possède ainsi cette singulière capacité à se dissoudre littéralement dans son environnement, sans pour autant éluder sa présence.

Mais considérer l’œuvre de Tuazon comme une structure s’accordant en harmonie parfaite avec le milieu dans lequel elle fut produite reviendrait pourtant à négliger un aspect important et inévitable de Ass to Mouth. S’il est certain que Tuazon « compose avec ce que [son environnement] met à sa disposition, sans volonté d’en masquer ou d’en enjoliver l’apparence[3] », Ass to Mouth admet tout de même des éléments perturbateurs qui par leur présence, imposent leur loi et ne permettent pas de concevoir l’œuvre comme une simple adaptation servile à un milieu ambiant.

La présence de l’eau contenu dans la bâche en plastic agit dans Ass to Mouth, comme un trouble annihilant toutes fixité, stabilité et permanence à l’œuvre. Malgré la supposée imperméabilité du plastic et du plexiglas, l’eau coule goutes après goutes par des fissures invisibles à l’œil nu. L’eau perturbe ainsi par sa présence dans un lieu clos, et produit une incommodante impression de vétusté et d’insalubrité peu commune dans une galerie d’art. La lente chute de l’eau sur la chape a pour effet d’oxyder le béton, formant des traces de couleur rouille, altérant partiellement la monochromie grise de l’environnement. En outre, de part sa continuelle chute, l’eau contraint la chape de béton à une humidité perpétuelle, la condamnant de fait à ne jamais sécher : la construction ne peut donc en aucun cas se poursuivre, ni s’achever. L’eau apporte également un sentiment d’insécurité corroborée par cette bâche qui pourrait peut-être céder et inonder la chape, ruinant ainsi tout projet avenir. Cette tension contenue dans la posture incertaine de l’eau en hauteur, fait planer sur Ass to Mouth une menace probable, dont l’issue incertaine ne permet en aucun cas de comprendre l’œuvre dans sa globalité comme une structure homogène et parfaitement intégrée à son environnement.

Intimement lié à l’eau et à l’humidité, le titre de l’œuvre, Ass to Mouth (« Du cul à la bouche ») possède également des propriétés perturbatrices produites par les images mentales s’activant lors de sa lecture. Le visiteur mal renseigné y associe certainement l’image peu engageante de fesses, voir d’orifice anale en contact avec la zone buccale. Le visiteur Anglo-saxon associe en revanche le titre à l’imagerie pornographique, Ass to Mouth étant le nom d’une pratique sexuelle, fondée sur la domination, voire l’humiliation d’un des partenaires, consistant à retirer le pénis de l’orifice anale et à le placer directement dans la zone buccale, sans recourir aux ablutions ordinaires. Mais quelque soit l’interprétation, bonne ou mauvaise, que nous faisons du titre, il se constitue à sa lecture un dégout, un embarras, une sorte d’obstacle mental venant souiller et perturber à son tour l’aspect neutre, pure et harmonieux de la sculpture. Ce titre nous oblige à reconsidérer l’œuvre, et sa parfaite diaphanéité, sa dissolution dans l’environnement se voient d’un coup tâchées d’une pensée gênante dont on ne saurait comment se débarrasser.

Oscar Tuazon par cette stratégie perturbatrice entend ne pas sombrer dans une récupération séduisante et commerciale du minimalisme comme cela peut-être le cas dans le design ou dans les arts décoratifs suivant les tendances actuelles. Loin d’adhérer à des codes esthétiques académisés, Tuazon grâce à cette stratégie contrebalance la rigueur aseptisée et séduisante du minimalisme, et refuse une lecture strictement formelle de son œuvre : cette dernière se trouve constamment remise en cause par une série de présences indésirables, rendant impossible toute délectation absolue de l’œuvre. Cette résistance est au fond une manière aussi subtile qu’agressive de faire valoir ce qui est très cher à l’artiste, à savoir un profond désir d’autonomie au sein d’un système faisant de l’homme un être toujours plus dépendant et dépossédé des ses aptitudes créatrices.


Benoît Lamy de La Chapelle



[1] SERRA Richard, Richard Serra: Interviews, Etc. 1970-1980, New York, The Hudson River Museum, 1980, “What I’m interested in is revealing the structure and content and character of a space and a place by defining a physical structure through the element that I use […]”, p.58.

[2]http://www.palaisdetokyo.com/index2002.php?npage=fo/programmes/manif.php?id_eve=1853

[3] AUBART François, Oscar Tuazon, Plie-le jusqu’à ce qu’il casse, in 02, revue d’art contemporain trimestrielle, n°53, Printemps 2010, Association Zoo Galerie, p. 23.



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