dimanche 20 juin 2010



ASS TO MOUTH D’OSCAR TUAZON OU COMMENT PERTURBER TOUT EN S’ADAPTANT.


En pénétrant dans la galerie Balice-Hertling en septembre 2009, le visiteur se voyait littéralement confronté au vide, phénomène étrange lorsque l’on s’attend à entrevoir des configurations matérielles formant le corps d’une exposition. Pourtant, rien a priori ne permet d’affirmer au seuil de la galerie, qu’une quelconque œuvre se trouve exposée. La galerie étant normalement ouverte, le visiteur perspicace entre malgré tout, et prend progressivement conscience de la présence de Ass to Mouth (2009) (fig.1 et 2), une sculpture d’Oscar Tuazon, proposée à l’occasion de son exposition personnelle.


(fig.1 et 2) Ass to Mouth, 2009, métal, béton, plastique, scotch, plexiglas, eau.

600 x 200 x 45 cm et 450 x 380 cm.

Courtesy galerie Balice-Hertling, Paris.


La sculpture se présente au fond de la galerie, dans un périmètre rectangulaire environné des parois blanches des murs et éclairée par des néons ordinaires. Deux parties indépendantes l’une de l’autre la composent : fixée au sol, se trouve une chape de béton rectangulaire de faible hauteur et de couleur gris clair. Au plafond, une structure métallique est suspendue au dessus de la chape. Elle se compose d’un cadre sur lequel est tendue une bâche de plastic transparent retenant de l’eau. Cette structure ne recouvre pas totalement la chape : suspendue perpendiculairement à elle, elle ne la domine qu’en partie. Les deux parties forment donc un angle droit partant du sol et se terminant au plafond. La chape de béton est fixée de telle manière qu’un passage demeure libre, permettant d’en faire le tour. Mais que cet étroit passage n’empêche pas le visiteur d’investir la chape : ce dernier est effectivement libre de marcher dessus (comme s’appréhenderait une œuvre de Carl André), ainsi que sous la structure métallique rendant ainsi l’expérience physique de l’œuvre totale.

Tout comme beaucoup des œuvres de Tuazon, Ass to Mouth de part ses formes simples et géométriques, les matériaux utilisés et l’importance vouée à la perception de l’œuvre dans l’espace, présente de nombreuses caractéristiques proches de l’art minimal américain des années 60 et 70 et d’une œuvre en particulier, Delineator de Richard Serra (1976) (fig. 3).


(fig.3) Richard Serra, Delineator, 1976, deux plaques d’acier, 3,04 x 7,93 m chacune.

Ace Gallery, Venice, California.


A l’instar de Tuazon, Serra investit l’espace de la galerie Ace à Los Angeles et superpose deux surfaces rectangulaires en acier, l’une au sol, l’autre au plafond. Selon l’artiste, le visiteur, se déplaçant autour, devait sentir la plaque supérieure exercer une force sur le plafond. Cette force devait s’inverser à mesure que le spectateur pénétrait sur la plaque au sol et sous la plaque du plafond, créant un effet de compression et d’écrasement ayant pour origine l’aspect pesant de l’acier. Mais si les préoccupations de Serra étaient avant tout de « révéler la structure, le contenu, et le caractère d’un espace et d’un lieu, en définissant une structure physique à travers les éléments dont il faisait usage [1]», Tuazon, bien qu’attaché aux matériaux et à la perception physique induite par ses œuvres, ne retient du minimalisme et de Serra en l’occurrence, que l’aspect formaliste et la neutralité qui en émanent. Usant de l’esthétique minimaliste comme d’un outil formel, c’est à partir d’autres questionnements et réflexions que prend corps la démarche de l’artiste.

Une des particularités de l’art d’Oscar Tuazon réside dans son aptitude et ses capacités à s’adapter à son environnement, en se servant notamment de matériaux de récupération. Qu’il soit naturel ou urbain, qu’il se situe dans une forêt ou au centre d’une ville occidentale (ou occidentalisée), le milieu dans lequel évolue Tuazon en tant qu’artiste devient la source et la manne de toutes ses interventions. Le milieu, et ce qui est produit par ce milieu. En 2003, Tuazon expose Black Hole (fig.4), une sorte de cabane à même le sol, dont la charpente squelettique est recouverte de papier journaux, scotchés les uns aux autres et peints en noir. Cet habitat précaire conçu à partir de matériaux pauvres et facilement accessibles, défend l’idée d’une capacité architecturale propre à chacun. La récupération et la recherche de déchets en milieu urbain, sont exploitées dans 1 :1 (fig.5), présentée en 2007 à la galerie Standard d’Oslo. Cette sculpture informelle, exaspérante d’inutilité bien qu’elle semble tendre à une fonction particulière, résulte d’un assemblage de planches de mélanine trouvées, de ruban adhésif, de charnière en métal et de visses. Cet inlassable intérêt pour la récupération, à la manière d’un Kurt Schwitters, se voit réitéré en 2007 lorsque l’artiste investit un module au Palais de Tokyo à Paris : « utilisez tout ce qui est là. A chaque instant insistez avec obstination sur l’économie des moyens ; n’utilisez que ce qui est disponible gratuitement[2] ». Cette déclaration, interprétable comme un conseil, agit comme fondement de Where i lived, and what i lived for, installation architecturale composée uniquement de rébus d’expositions passées et actualisant l’espace du module à partir de matériaux abandonnés. Mais elle peut également se comprendre comme la réflexion globale recouvrant la totalité de sa démarche puisque chaque œuvre est une nouvelle manière d’affirmer son profond attachement à ce type de matériaux. Willin, œuvre de 2008 (fig.6), applique ce procédé en milieu naturel cette fois-ci, en présentant un habitat précaire fait de matériaux recyclés et d’éléments naturels trouvés sur place, au milieu d’une forêt en Alaska. Loin de rejeter cette pratique, le traitement de Ass to Mouth trouve néanmoins les moyens de s’adapter différemment à son milieu.


(fig.4) Black Hole, 2003, papiers journaux, scotch et peinture noire.

250 x 900 x 600 cm, édition : 1.

Courtesy Standard (Oslo).


(fig.5) 1:1, 2007, planches de mélanine trouvées, ruban adhesive, charnières en metal et visses.

78 x 320 x 200 cm, édition : 1.

Courtesy Standard (Oslo).


(fig.6) Willin’, 2008, C-print, rear-mounted on Perspex.

20,3 x 25,4 cm.

Courtesy galerie Balice-Hertling, Paris.



Présentée dans une galerie elle-même située dans un contexte fermement urbanisé, la sculpture est faite de métal, de béton, de plastique, de scotch et de plexiglas, matériaux industriels par excellence dont l’omniprésence en ville fait d’eux des éléments de choix pour l’artiste. La chape de béton admet un lien direct avec celles des chantiers du bâtiment (fig.7), ceux-là même qui pullulent en périphérie des grandes villes. Les traces de pas et la poussière de béton, éparpillée par les visiteurs évoluant sur la chape, souillent et donnent à l’espace un aspect de chantier, de zone de travaux contrastant fortement avec l’atmosphère aseptisée de la galerie. La chape est ainsi l’image d’une architecture en devenir, le présupposé de la construction d’un abri. Seule, elle agit tel un symptôme de ce qu’elle promet, la construction d’un bâtiment. En admettant cette idée, la partie supérieure serait une toiture temporaire, faite de métal et de plastique rapidement installés qui couvrirait la chape pour lui permettre de sécher. Une fois sèche, il serait donc possible de poursuivre les travaux et de combler cette zone vide, celle de l’architecture en devenir.



(fig.7) exemple de chape de chantier.


Cette bâche n’est pas sans rappeler en outre la précarité des constructions des SDF en milieu urbain (fig.8) qui se contentent souvent de tendre entre deux montants, des bâches en plastic trouvées ça et là pour se protéger des intempéries. Cette population se doit de trouver des réponses pratiques à la question : qu’est-ce-que met la ville à disposition qui puisse tenir lieu de protection ? Ces habitats alternatifs intéressent Tuazon pour la spontanéité de leur approche et leur caractère marginal. Ces architectes parallèles que peuvent être les SDF, « bâtissent », motivés seulement par un instinct de survie, et non dans une perspective économique et sociale. Il s’agit au fond d’architecture primaire, essentialiste, uniquement orientée vers une pure protection de sois. Et tout comme les SDF se servent de ce qui leur est cédé par leur environnement (déchets, restes), Tuazon encore une fois s’adapte et se sert de matériaux pauvres, issus du système de production et de consommation urbain actuel, afin de protéger de l’humidité sa construction en devenir.



(fig.8) exemples de construction de sans-abris.


S’il est permis de comprendre la composition d’Ass to Mouth comme trouvant ses sources dans un environnement urbain extérieur, il ne faut cependant pas omettre l’environnement de la galerie elle-même car en exposant le vide d’une architecture encore absente, c’est l’espace de la galerie que Tuazon nous donne à voir. En entrant dans la galerie, la première impression du visiteur est celle produite par un lieu vide dans laquelle l’œuvre ne s’impose pas. Et malgré la proximité de l’installation, cette dernière se borne à se fondre dans son environnement de par ses couleurs (le gris de la chape ne contrastant que peu avec la couleur du sol), sa matière (le béton agissant comme un écho à la rugosité du plafond), sa forme rectangulaire (répétant les formes du plafond et du sol de la galerie) ainsi que sa transparence (notamment du plastic et du plexiglas), ne permettant pas à l’installation d’imposer sa présence au lieu. L’adaptation de l’œuvre à son environnement est telle que sa force de persuasion ne se trouve pas dans sa présence mais dans sa translucidité, voir dans sa quasi-absence. Ass to Mouth possède ainsi cette singulière capacité à se dissoudre littéralement dans son environnement, sans pour autant éluder sa présence.

Mais considérer l’œuvre de Tuazon comme une structure s’accordant en harmonie parfaite avec le milieu dans lequel elle fut produite reviendrait pourtant à négliger un aspect important et inévitable de Ass to Mouth. S’il est certain que Tuazon « compose avec ce que [son environnement] met à sa disposition, sans volonté d’en masquer ou d’en enjoliver l’apparence[3] », Ass to Mouth admet tout de même des éléments perturbateurs qui par leur présence, imposent leur loi et ne permettent pas de concevoir l’œuvre comme une simple adaptation servile à un milieu ambiant.

La présence de l’eau contenu dans la bâche en plastic agit dans Ass to Mouth, comme un trouble annihilant toutes fixité, stabilité et permanence à l’œuvre. Malgré la supposée imperméabilité du plastic et du plexiglas, l’eau coule goutes après goutes par des fissures invisibles à l’œil nu. L’eau perturbe ainsi par sa présence dans un lieu clos, et produit une incommodante impression de vétusté et d’insalubrité peu commune dans une galerie d’art. La lente chute de l’eau sur la chape a pour effet d’oxyder le béton, formant des traces de couleur rouille, altérant partiellement la monochromie grise de l’environnement. En outre, de part sa continuelle chute, l’eau contraint la chape de béton à une humidité perpétuelle, la condamnant de fait à ne jamais sécher : la construction ne peut donc en aucun cas se poursuivre, ni s’achever. L’eau apporte également un sentiment d’insécurité corroborée par cette bâche qui pourrait peut-être céder et inonder la chape, ruinant ainsi tout projet avenir. Cette tension contenue dans la posture incertaine de l’eau en hauteur, fait planer sur Ass to Mouth une menace probable, dont l’issue incertaine ne permet en aucun cas de comprendre l’œuvre dans sa globalité comme une structure homogène et parfaitement intégrée à son environnement.

Intimement lié à l’eau et à l’humidité, le titre de l’œuvre, Ass to Mouth (« Du cul à la bouche ») possède également des propriétés perturbatrices produites par les images mentales s’activant lors de sa lecture. Le visiteur mal renseigné y associe certainement l’image peu engageante de fesses, voir d’orifice anale en contact avec la zone buccale. Le visiteur Anglo-saxon associe en revanche le titre à l’imagerie pornographique, Ass to Mouth étant le nom d’une pratique sexuelle, fondée sur la domination, voire l’humiliation d’un des partenaires, consistant à retirer le pénis de l’orifice anale et à le placer directement dans la zone buccale, sans recourir aux ablutions ordinaires. Mais quelque soit l’interprétation, bonne ou mauvaise, que nous faisons du titre, il se constitue à sa lecture un dégout, un embarras, une sorte d’obstacle mental venant souiller et perturber à son tour l’aspect neutre, pure et harmonieux de la sculpture. Ce titre nous oblige à reconsidérer l’œuvre, et sa parfaite diaphanéité, sa dissolution dans l’environnement se voient d’un coup tâchées d’une pensée gênante dont on ne saurait comment se débarrasser.

Oscar Tuazon par cette stratégie perturbatrice entend ne pas sombrer dans une récupération séduisante et commerciale du minimalisme comme cela peut-être le cas dans le design ou dans les arts décoratifs suivant les tendances actuelles. Loin d’adhérer à des codes esthétiques académisés, Tuazon grâce à cette stratégie contrebalance la rigueur aseptisée et séduisante du minimalisme, et refuse une lecture strictement formelle de son œuvre : cette dernière se trouve constamment remise en cause par une série de présences indésirables, rendant impossible toute délectation absolue de l’œuvre. Cette résistance est au fond une manière aussi subtile qu’agressive de faire valoir ce qui est très cher à l’artiste, à savoir un profond désir d’autonomie au sein d’un système faisant de l’homme un être toujours plus dépendant et dépossédé des ses aptitudes créatrices.


Benoît Lamy de La Chapelle



[1] SERRA Richard, Richard Serra: Interviews, Etc. 1970-1980, New York, The Hudson River Museum, 1980, “What I’m interested in is revealing the structure and content and character of a space and a place by defining a physical structure through the element that I use […]”, p.58.

[2]http://www.palaisdetokyo.com/index2002.php?npage=fo/programmes/manif.php?id_eve=1853

[3] AUBART François, Oscar Tuazon, Plie-le jusqu’à ce qu’il casse, in 02, revue d’art contemporain trimestrielle, n°53, Printemps 2010, Association Zoo Galerie, p. 23.



mercredi 9 juin 2010


NUMBER SEVEN
commissariat label hypothèse

Sébastien Ricou Gallery

rue de l'Hectolitre 14 Hectoliterstraat
1000 Brussels, Belgium
T + 32 2 350 71 31
info@ricougallery.com
web : www.ricougallery.com

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Romain Boulay
Stefan Brüggemann
John Cornu
Stéphane Dafflon
Vincent Ganivet
Stef Heidhues
Carole Rivalin
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5 juin – 24 juillet 2010
Vernissage le samedi 5 juin de 18h à 21h
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Avec son titre pris dans la liste des Show titles de Stefan Brüggemann, "Number seven" propose, au sein
dʼune seule et même galerie, sept expositions personnelles, celles de Romain Boulay, John Cornu,
Stéphane Dafflon, Vincent Ganivet, Stef Heidhues et Carole Rivalin.
Au sein de sept espaces architecturalement définis, les six salles en enfilade et la vitrine de la Galerie
Sébastien Ricou, prennent ainsi place sept propositions différentes sans lien les unes avec les autres.
Une suite aléatoire et athématique : comme si de rien n'était.
Deux gestes se dessinent dès lors. Celui de l'artiste qui s'accapare un espace, une superficie, un site, et
celui du commissaire qui - dans un silence intriguant - pose des choix de pièces et d'artistes, non plus
dans le cadre dʼune exposition collective mais dans le cadre dʼune série de monographies, tout en
respectant lʼintégrité des oeuvres et des artistes vis-à-vis du lieu investi.
Interrogeant précisément cette distribution des espaces de décision entre artistes, commissaire et
galeriste, "Number seven" ne semble pour autant pas dénuée dʼune logique plastique, sensible et
intelligible.
Les artistes y mènent une véritable réflexion sur un retour plus décomplexé et plus intuitif aux matériaux,
conjuguent des aspects normatifs et discursifs avec des fulgurances aussi manifestes qu'inexplicables.
En somme, il y a là peut-être une volonté d'accommoder les différentes strates entre le geste et l'idée
sans pour autant oublier que tout cela procède d'un seul et même tout.
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labelhypothese@gmail.com
www.labelhypothese.fr

lundi 22 mars 2010

Julien Prévieux. La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

(fig.1) La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

Livres et matériaux divers, 1200 x 187 x 45 cm.

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


En cette fin de décennie introductive au nouveau millénaire, le progrès technologique et la croissance, leur incessante marche vers le haut, font l’objet de nombreux débats. La duperie engendrée par la machine productive d’une technologie soit disant toujours plus avancée, tend aujourd’hui à s’estomper et pourrait bientôt ne plus faire recette. Il est en effet de bon ton de se demander jusqu’où l’appareil économique et social pourra ainsi leurrer les individus, quand le capitalisme n’a de cesse de dévoiler ses failles dans des temporalités toujours de plus en plus rapprochées. Dans cette société consumériste voulant pour des raisons bien connues nous convaincre que le récent, l’inédit vaut toujours plus et mieux que l’ancien, Julien Prévieux nous donne les moyens de reconsidérer cette rhétorique et d’en percevoir les artifices.

A l’occasion de « La Force de l’art 02 », l’artiste proposait La totalité des propositions vraies (avant), de 2008-2009, une installation consistant en une bibliothèque circulaire élevée sur huit pieds et trois diagrammes installés sur les murs cloisonnant l’espace (fig.1). La bibliothèque se présente comme une banque d’accueil giratoire que l’on peut parfois trouver dans les halls d’immeubles d’entreprise ou de centres publics tel que celle de la Cité des Sciences et de l’industrie à Paris par exemple. Elle évoque également le design des tables amovibles servant de comptoir d’informations dans les lieux publics. Composée de compartiments emplis de livres, elle permet également, grâce à un reposoir épousant sa forme, de consulter ses ouvrages sur place. Le spectateur, pénétrant dans l’espace, se voit donc naturellement invité à la lecture. Ce format d’exposition n’est pas sans rappeler Le Club ouvrier présenté par Alexander Rodtchenko dans le Pavillon russe de l’Exposition Internationale des Arts et Métiers de Paris en 1925 (fig.2). Présenté sous forme de salle de lecture avec chaises, tables et reposoirs, cet espace avait pour dessein de sensibiliser la classe ouvrière à la connaissance et à la culture. Le public pouvait entrer, s’installer et lire. Mais si Rodtchenko croyait réellement en une possible éducation du peuple par le truchement d’un Art pour tous, la bibliothèque de Prévieux ne prétend pas égaler une telle ambition. Les livres qu’elle contient étaient voués au pilon avant d’être récupérés par l’artiste dans des bibliothèques publiques ou privées. Intitulés Le nouveau petit Larousse illustré (1959), Windows 95 pour les nuls (1999), U.R.S.S., Le pays où le soleil ne se couche pas (1971) ou La guerre secrète moderne (1984), ces ouvrages recèlent des thèses n’ayant pas survécu au passage inexorable du temps.


(fig.2) Alexander Rodtchenko, Le Club ouvrier, 1925.

Vue d’ensemble de l’aménagement du Pavillon russe

lors de l’Exposition Internationale des Arts et Métiers, Paris.


Le reposoir incite spontanément à lire sur place. Après avoir consulté un livre, le lecteur peut se diriger vers un autre, le sortir de son rayon, le lire, le ranger ou le laisser ouvert, et cela dans un mouvement circulaire, commandé pour ainsi dire par la forme de la bibliothèque. Il tourne autour, revenant ainsi sur ses pas, mais ne pénètre jamais à l’intérieur du cercle puisqu’aucun accès ne le permet. De retour au début, il peut continuer ses lectures en piochant d’autres livres et s’engager dans un nouveau tour.


Au fur et à mesure de ses lectures, le spectateur prend rapidement conscience du caractère périmé et obsolète de ces publications. Le lecteur de 2009 ou 2010 ne tarde effectivement pas à comprendre que des livres intitulés Windows 95 pour les nuls ou Vie pratique en minitel sont d’une présence douteuse à l’heure d’internet et du wi-fi. L’individu du XXIème siècle se trouve plongé dans des temporalités passées ayant pour origine les contenus obsolètes des publications, sans toutefois quitter sa propre temporalité qui est celle du temps et du lieu d’exposition. Il semble donc qu’en introduisant différentes temporalités au sein de la durée de l’exposition et qu’en procédant à une délocalisation périodique du savoir et de la connaissance, Julien Prévieux nous tende un piège et veuille nous convaincre, par des effets d’attraction (la présence de livres ouverts stimulant la curiosité) et de surprise (la disposition de ces livres dans un meuble et un environnement contemporains), de la validité de ces savoirs à notre époque. L’artiste ne cherche pourtant pas à nous égarer de la vérité, en attestent les manuels aux graphismes démodés, aux reliures passées, aux odeurs de renfermé et aux titres surannés agissant comme autant d’indices temporels n’admettant pas l’équivoque.


Malgré une rapide compréhension de l’obsolescence des savoirs contenus dans ces livres, il demeure difficile de ne pas glisser dans les couloirs du temps, glissements justement provoqués par ces mêmes graphismes, titres, typographies et théories qui pouvaient servir plus haut de « garde-fous » temporels. Toutes ces doctrines, commentaires, analyses et méthodes de diverses origines viennent ici s’agglomérer pour ne former qu’une seule époque, ne pouvant exister sur l’axe chronologique (car composé de multiples temporalités), à savoir une uchronie dans laquelle le spectateur se trouve projeté. Par ces moyens, Prévieux parvient à stopper le spectateur dans sa course linéaire et le coince dans cette uchronie, matérialisée par la forme circulaire de la bibliothèque. Cette configuration, entraînant le spectateur à tourner indéfiniment autour des compartiments de livres, s’oppose à la ligne droite, continue, qui est celle de la chronologie occidentale. Cet axe chronologique linéaire symbolise la course ininterrompue du progrès et la libération du savoir, pouvant se renouveler continuellement tout en excluant les restes. Prévieux à l’inverse bloque le savoir dans une temporalité circulaire dans laquelle le spectateur se trouve lié. L’inertie provoquée lui permet alors de prendre le temps de méditer sur la somme de ces savoirs désuets et de s’interroger sur la pertinence de ses propres connaissances.


Entraîné dans ce cycle temporel actif dans le présent, le spectateur est amené à s’interroger sur la valeur (technologique et cognitive) de sa propre temporalité. En effet, si les ouvrages soumis à son jugement sont présentement dépassés et obsolètes, doit-il en conclure que le savoir et les connaissances actuelles seront à leur tour périmés dans le futur ? Comment dès lors peut-il s’y fier ? Faut-il considérer les thèses et les théories actuelles, sensées être scientifiquement prouvées, et en lesquelles il est pourtant permis d’avoir confiance, comme mensongères et ineptes ? Guy Debord dénonçait la rhétorique publicitaire visant à affirmer qu’un produit nouveau vaut toujours mieux que le précédent et constatait que « chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent (1)». Au même titre que les produits de consommation ou la technique de pointe, Prévieux nous rappelle les limites du savoir qui, d’une période à l’autre, se trouve renouvelé par de nouvelles découvertes et de nouvelles théories. Il démontre que « ce qui a affirmé avec la plus parfaite impudence sa propre excellence définitive change pourtant […] et c’est le système seul qui doit continuer (2)».


Les grands diagrammes plaqués aux murs (fig.3), toiles de fond indissociables de la bibliothèque, semblent représenter des systèmes de réseaux. Conçu au moyen de « datamining » (outil permettant d’analyser les bases de données), ces schémas transforment les thèmes des ouvrages contenus dans la bibliothèque en des rapports de cause à effet incohérents, mais qui auraient valeur d’oracle dans cette uchronie. L’irrationalité de ces diagrammes abscons finissent par exaspérer le spectateur qui ne peut que difficilement accepter ces absurdités comme allant de soit. Pourtant ces réseaux complexes ne sont pas si éloignés des structures de fonctionnement de nos outils quotidiens tels que les réseaux de transport ou internet. Cette hystérie visuelle formée par les réseaux des diagrammes vient ainsi compléter la force symbolique de la bibliothèque qui, malgré sa présence, ne permet pas de saisir visuellement ce constat de déficience cognitive qui lui est sous-jacent.



(fig.3) La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.

Exemple de diagramme (1/3)

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


En proposant La totalité des propositions vraies (avant), Julien Prévieux opère d’une nouvelle manière sans toutefois s’écarter de sa démarche qu’Elie During qualifie de « contre-emploi (3)». Ici les livres ne servent pas à apprendre mais à mesurer les limites de cet apprentissage. En créant une temporalité uchronique, Prévieux agit effectivement à contre-emploi puisqu’il ne permet pas de progresser : il se contente d’ajuster un temps d’arrêt qui a pour conséquences un questionnement et une réflexion, dans une société où toute sorte de pause est synonyme de contre-productivité. Cette manière d’opérer n’est d’ailleurs pas étrangère à celle de Glissement, pièce réalisée en 2004 (fig.4). Glissement présente une glissière de sécurité métallique comme l’on en trouve sur les bords des routes du monde entier depuis les années 1950. Mais contrairement aux glissières de nos autoroutes, Glissement n’est pas un rail continu : il s’agit d’un rail circulaire, agissant dans l’espace tel un obstacle à la circulation du visiteur au lieu de l’encadrer dans ses déplacements. A l’instar de La totalité des propositions vraies (avant), Prévieux entraîne le spectateur dans un mouvement rotatif et non linéaire, lui permettant une perception active tout en admettant un temps d’arrêt, nécessaire à toute réflexion.



(fig.4) Julien Prévieux, Glissement, 2004.

Métal galvanisé, diamètre 350 cm.

Courtesy Jousse Entreprise, Paris.


Au fond, tout porte à croire que Julien Prévieux assigne à La totalité des propositions vraies (avant) la même fonction qu’Andreï Tarkovski semble donner à la bibliothèque de la station orbitale dans Solaris en 1972 (fig.5). Inscrivant ce temple du savoir dans une salle en forme de rotonde, le réalisateur présente cette bibliothèque comme le symbole de la connaissance humaine au milieu de l’immensité infinie de l’espace. Cette connaissance humaine, matérialisée par les livres, les bustes de philosophes grecs et autres œuvres d’art canoniques, demeure malgré tout précaire face à l’espace et ses mystères, mais également face aux problèmes existentiels des êtres humains. Et le progrès technologique, pourtant ubiquiste au sein de la station, n’y a cure. Tarkovski illustre donc ses propos par la salle circulaire de la bibliothèque, dans laquelle les personnages tournent en rond, égarés dans un savoir qu’il leur est inutile, par des livres empilés nonchalamment, signe de leur inanité et par des posters ballants : un désordre symptomatique de la relativité du savoir et de la science.


La totalité des propositions vraies (avant), en activant une suspension temporelle efficace et méditative, nous remémore que le savoir est avant tout limité à des périodes. Julien Prévieux souligne ainsi, qu’à l’instar de la technique, la connaissance est soumise tôt ou tard à une péremption sans appel, et que le savoir contemporain d’une société est voué à long terme au même déclin et à la même décrépitude que la technologie.





(fig.5) Andreï Tarkovski, extraits de Solaris, 1972.


Benoît Lamy de La Chapelle

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(1) DEBORD Guy, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.65.

(2) DEBORD Guy, Op. cit., p.64.

(3) DURING Elie, « Contre-enplois » dans Gestion des stocks, Julien Prévieux, Lyon, Edition Adera, 2009, p.10.